Nous évoquerons maintenant le deuxième chêne familier des nos paysages, celui qui devient roux à l’automne :
Le chêne blanc/lo rore, lo roire, lo rove (prononcez [rouré], [rouiré], [rouvé])
Le rore/rove est dérivé du nom du chêne en latin, robur, qui est présent dans Quercus robur, nom actuel de l’ancien Quercus pedunculata, le « chêne rouvre ». Celui qui nous intéresse ici est un cousin méditerranéen : Quercus humilis subsp lanuginosa, autrefois Quercus pubescens, qualifié quelquefois en français de « chêne pubescent », traduction de son ancien nom latin botanique. Les noms latins changeant sans cesse, il nous faut donc maintenant le nommer « petit chêne laineux » … Nous profitons de cet exemple pour signaler l’absurdité de qualifier de « noms français » ce qui n’est en réalité qu’un nom latin botanique traduit en français ne fonctionnant que dans les milieux de botanistes (et non pas un nom français vernaculaire) : distinction élementaire des niveaux de langue, qu’il nous faut parfois expliquer avec des trésors de patience, si nous en jugeons par les étonnantes réactions de certaines personnes réagissant comme si nous les agressions (?) par ces précisions lexicogaphiques.
Pour ce qui est de blacha, blaca, blacàs, souvent aussi employés pour le désigner, ces noms semblent concerner à l’origine des baliveaux (donc des jeunes arbres, nous l’avons déjà signalé dans l’article précédent) s’appliquant à divers espèces : le chêne vert en plaine, le châtaignier en Cévennes, le chêne blanc un peu plus dans l’arrière-pays. Grand ou petit, ce chêne a donné de nombreux noms de familles, Roure, Duroure, Roube, Blache, Blaque, Blacas, sans oublier les cartes géographiques de notre enfance de Vidal et … Lablache, ainsi que des noms de lieux, Le Rouyre, Les Rouires, La Blaque.
Au contraire de l’yeuse, les feuilles du chêne blanc sont lobées, d’un beau vert clair. Pelucheuses en dessous, cela lui a valu son ancien nom d’espèce pubescens, et plus récemment lanuginosa, et aussi son nom français de chêne blanc. Elles deviennent rousses à l’automne, mais ne tomberont qu’à la montée de la sève au mois de mars, habillant l’arbre d’un manteau de feuilles sèches tout au long de l’hiver : on dit que ses feuilles sont marcescentes (du latin marcescere, se faner, et nous avons ausssi l’adjectif marcit, marcida en occitan signifiant « fané », tiré du même verbe latin). Cet arbre se voit donc de loin, et permet de distinguer nettement sur le terrain « l’étage du chêne vert », couleur de velours sombre toute l’année, et « l’étage du chêne blanc » qui le surmonte en théorie, ou les quelques chênes blancs occupant les fonds de vallon plus humides à l’étage de la chênaie verte :
« Davant mos uòlhs, tot un país negre d’euses s’espandís amb las tacas de rovilh dels roires, e las tacas blau d’espic de las pèiras. » (Max Rouquette, Verd Paradís 1)
« Devant mes yeux, tout un noir pays d’yeuses s’étale, avec les taches de rouille des chênes, et les taches bleu lavande des pierres. »
Le chêne blanc, au contraire du chêne vert, s’installe en effet dans les lieux plus humides, plus élevés, et donc sur les ubacs (du latin opacus, sombre), versant nord des collines, mot que le français a emprunté à l’occitan, car cette opposition versant nord/versant sud n’est marquée que sous nos climats méditerranéens. Mais il suffit de la présence d’humidité dans les fonds de vallons, pour que le rore s’installe à l’étage du chêne vert : l’étagement de la végétation est théorique et subit ici ou là quelques entorses, selon des conditions locales de micro-climat. Ainsi l’Hortus en face du Pic Saint Loup est connu pour son inversion d’étagement : les sources affleurant au pied de la colline, ce sont les chênes blancs qui s’y sont installés, tandis que les chênes vert occupent au contraire le sommet rocheux et sec. Mais plus en altitude, le chêne blanc s’installe aussi sur les causses les plus arides, pour donner ces paysages bien caractéristiques.
La chênaie blanche est donc l’association végétale réunissant autour du chêne blanc tout le cortège des plantes qui l’accompagnent et que l’on ne trouve pas associées au chêne vert. Encore méditerranéennes, mais moins thermophiles, on les dit subméditerranéennes : Viburnum lantana (viorne lantane, tatina), Buxus sempervirens (buis, bois), Daphne laureola (lauréole, lauriòla, èrba d’ubac), Coronilla emerus (coronille, coronilha d’ubac), et Pinus sylvestris (pin sylvestre, pin roge), pour nous en tenir aux stricts équivalents de leurs cousins de la chênaie verte occupant la même niche écologique que sont Viburnum tinus (laurier-tin, fatamòl), Quercus coccifera (chêne-kermès, avaus, que nous évoquerons dans un troisième article), Daphne gnidium (garou, trentanèl, garop), Coronilla valentina (coronille, coronilha d’adret) et Pinus halepensis (pin d’Alep, pin blanc). Bien sûr tilleul, sorbier, alisier, grand houx, habitants des ubacs et des moyennes montagnes, complètent le cortège végétal. Le Pic Saint Loup est le parfait exemple de l’opposition adret-ubac, où l’on peut observer au cours de la même promenade ces plantes qui se font écho d’un versant sur l’autre, dès que l’on a passé la ligne de crête. Signalons que le buis peut bien sûr exister en plaine, mais il est nettement plus abondant associé au chêne blanc.
En langue d’oc, la chênaie blanche est désignée sous le nom de rovièira, roveda, rovereda, roireda (en languedocien) /roviera (en provençal), et un petit bois de chênes sous le nom de roret, roet. D’où les innombrables noms de lieux et de familles Rourrède, Rouvière, Rouvet, Rourret, Rauvet, Rouet, Roueyre.
Le collectif blaquièira (ou plus au nord blachièira) ou blacareda, désignerait un taillis de jeunes chênes blancs, mais il nous semble plutôt employé dans les zones de l’arrière-pays (pied du Larzac, Larzac, Haute Provence) où les toponymes dérivés abondent : Blaquières, Saint Jean de la Blaquière, La Blacarède, La Blachière, Les Blaquettes.
Le chêne blanc a bien sûr payé cher la qualité de son bois robuste : dès que l’homme passe de l’état nomade de chasseur/cueilleur à l’état sédentaire d’éleveur/cultivateur (il y a donc 7000 ans environ), il rase consciencieusement la chênaie blanche originelle (bois de chauffe, de charpente, manches d’outils, et conquêtes d’espaces à cultiver). Ce fut ensuite la chênaie verte qui y laissa des … plumes (grands défrichements du Moyen-Âge). Plus tard, l’industrie navale contribuera également à la dévastation de la forêt méditerranéenne, en prélevant tous les beaux arbres proches des chantiers navals (interdisant aux verriers, grands dévoreurs d’énergie, le prélèvement des arbres trop gros, et les obligeant à travailler de plus en plus loin dans l’arrière-pays). Lorsque les activités humaines cessent (depuis l’industrialisation au milieu du XIXème siècle et l’exode rural), la remontée de la végétation peut donc se faire en théorie (séries progressives). En basse plaine, c’est souvent le pin d’Alep qui envahit tout, mais on constate aussi (notamment aux alentours du Pic Saint Loup) que c’est le chêne blanc qui peut assurer cette reconquête (et non le chêne vert) : la comparaison de cartes postales anciennes avec des photos récentes permet une analyse de l’évolution des paysages. (nous ne faisons ici qu’un rappel plus que succint de l’évolution des paysages, puisque ce n’est nullement notre propos, et on se reportera bien sûr aux écrits de Charles Flahault, Braun-Blanquet, Kuhnoltz-Lordat, phytosociologues éminents de Montpellier, et à des ouvrages plus contemporains).
Il était aussi utilisé pour son feuillage (rama) qui constituait un excellent fourrage pour les bêtes : on dépouillait régulièrement certains chênes réservés à cet usage (rore ramièr, par opposition à rore aglanièr, destiné à fournir des glands aux bestiaux), et ils sont aisément reconnaissables (grands et vieux arbres présentant un feuillage clairsemé). Les galles, petites billes brunâtres, étaient également récoltées. Pulvérisées, elles fournissaient le produit de base pour la préparation de l’encre noire, un colorant noir pour les tissus, et un fixateur des autres colorants des fibres végétales : engalar un teissut, c’était passer un tissu à la noix de galle. Et son écorce avait le même usage que celle du chêne vert (tannage des cuirs). Comme dans le cochon, tout est bon dans le chêne !
Et tout comme les chênes verts, les grands chênes blancs sont rares et sont répertoriés comme des reliques par divers ouvrages, généralement édités sous l’égide des Conseils Généraux, qui recensent « pieusement » les patriarches verts. Il est vrai qu’ils ont une ampleur spectaculaire, d’autant plus remarquable en zone méditerranéenne où la forêt est dégradée. Et c’est encore Max Rouquette qui vient nous décrire l’image souveraine de cet arbre, monarque de nos forêts : « Mas res fasiá res a la majestat dels roires. Lo vent i aviá daissat d’aquí, d’alai, quauque fuòlha rossèla. … Los roires gigants se cercavan, coronats de nívols blancas, cabeladura de vièlh profèta, reis despoderats qu’an tot perdut en fòra de son front sobeiran, mais rien n’entamait la majesté des chênes. Le vent leur avait laissé, de ci de là, quelques feuilles rousses. Les chênes géants se cherchaient, couronnés de nuages blancs, chevelure de vieux prophètes, rois sans pouvoir, qui ont tout perdu en dehors de leur front souverain. »
Nous avions déjà évoqué largement (dans Des Arbres et des Hommes) la fascination antique des hommes pour leurs doubles végétaux que sont les arbres, et qui a conduit à la sacralisation des grands et vieux sujets (chênes, micocouliers, oliviers) et des forêts profondes, premiers lieux de culte. En Provence, c’est « le chêne de la Sainte Baume » qui avait les honneurs de la population. Cette forêt spectaculaire à l’ubac, dans la vallée de Saint Pons, présente elle aussi un cas notoire d’inversion d’étagement de la végétation, puisque l’on y trouve des hêtres et des ifs à très basse altitude. Et quelques grands chênes dont un avait le pouvoir de guérir les femmes stériles qui allaient lui caresser l’écorce. Mais quel chêne parmi tous ceux de la forêt, allez donc savoir ? Une stérilité tenace avait donc l’explication toute prête : ce n’était pas le bon chêne que la victime était allée implorer.
Le chêne faisait partie des rameaux suspendus en cachette à la porte des jeunes filles le premier jour de mai : on appelait d’ailleurs ces rameaux des « mais ». Chaque plante avait une signification particulière : pour le chêne, il signifiait « je vous aime ».
Signalons enfin l’or noir lié aux chênes blancs comme aux chênes verts : la précieuse truffe, la rabassa en occitan. Accompagné d’un can/chin rabassièr (un chien truffier) ou d’une truèia rabassièira (truie truffière) et muni d’un petit piochon (lo rabassièr, la rabassièira), le chercheur de truffes garde jalousement ses coins de cueillettes reconnaissables à la sècheresse particulière du sol sous les arbres,… mais c’est une autre histoire qui relève de la mycologie !
Josiane Ubaud