Le chêne vert, l’yeuse/l’euse
Son nom botanique est Quercus ilex, ilex étant le nom de l’arbre chez les Latins (« sorte de chêne, yeuse » nous dit le dictionnaire de latin Gaffiot). Le nom occitan vient donc directement du latin ilex. L’appellation euse (prononcez [eousé]) est largement la plus répandue, en Languedoc comme en Provence, mais on trouve aussi elze en languedocien, euve du côté de Marseille, ausilha [aousillo], eusina [eousino] en Provence plus intérieure et ausina [aousino] dans l’Aude. Notons qu’en catalan, il s’appelle alzina. Euse (du genre masculin) est passé au français pour donner « yeuse(du genre féminin), mot qui est employé par certains romanciers du sud d’expression française (Giono, Pagnol) qui n’usent jamais de « chêne vert » dans leur récit, pas plus que le dictionnaire de latin cité précédemment.
Omniprésent sur le territoire, il l’est tout autant dans le bottin : comptez le nombre de gens s’appelant Dezeuze, Deleuse, Elzière ! Le chêne vert y est bien représenté, particulièrement en Languedoc ! Quant à savoir pourquoi, c’est une autre affaire : un ancêtre habitant près d’un chêne ? ou fort comme un chêne ? C’est tellement l’arbre de nos sols calcaires méditerranéens que les botanistes ont bien failli le choisir pour définir la zone méditerranéenne. Mais comme il se permet quelques échappées sur la côte atlantique ou à des altitudes « anormales » dans les Alpes de Haute Provence par exemple, ils lui ont préféré l’olivier. C’est par contre l’arbre par lequel on définit le premier étagement de la végétation méditerranéenne (étage du chêne vert), lui-même surmonté par l’étage du chêne blanc. La « chênaie verte » est l’association végétale qui regroupe autour de ce chêne tout le cortège des plantes méditerranéennes de la garrigue (les vraies, dites euméditerranéennes, cistes, pistachiers, kermès, cades, filarias, laurier-tin) dans les situations chaudes et sèches, notamment les versants sud des collines appelés «adret ». Adret est un mot occitan, que le français lui a emprunté, et qui vient du latin directus (dans la direction du soleil). Ces chênaies vertes s’appellent eusièira, euseda, auseda (en languedocien)/eusiera, euviera en provençal, et ont bien sûr donné de nombreux toponymes (L’Eusière, Lauzières, L’Euzède, Auzède), et si l’on parle d’un bois plus petit L’Euset, L’Eusette (illicetum en latin). Notons que la présence d’un z entre deux voyelles dans les noms francisés est bien sûr un des multiples avatars dus à la transcription des noms occitans, qui n’est point justifié par l’étymologie (même avatar pour « maset », quelquefois improprement écrit mazet).
Il tient son nom français de « chêne vert » du fait qu’il est toujours pourvu de feuilles (au contraire de la majorité des autres chênes à feuilles caduques), -ce qui ne l’empêche pas de les renouveler comme tous les arbres, il suffit de voir la litière de feuilles sèches sous les arbres-, et qu’il est de plus d’un vert sombre. Il présente une grande variabilité de feuilles (entière ou dentée, étroite ou large), ce qui déroute toujours un peu les apprentis botanistes, et il lui arrive même d’être pourvu d’épines au point de se travestir en chêne kermès, confusion légitime et maintes fois constatée en sorties botaniques (nous avons même lu qu’il existerait effectivement un hybride, non mentionné cependant dans l’index de Kerguélen). Mais il suffit de retourner la feuille pour s’assurer de son identité : si les feuilles de kermès sont vertes sur les deux faces, celles du chêne vert sont au contraire grises en dessous, car pourvues d’un duvet. Ce manteau gris vert presque noir qui recouvre nos collines calcaires tout au long de l’année (c’est ce qui frappe le plus les personnes habituées aux forêts continentales dénudées en hiver) permet à l’écrivain montpelliérain Max Rouquette de parler dau velós de verd sorn de las eusièiras, du velours vert sombre des chênaies vertes. Les pentes du Pic Saint Loup observées de loin, la zone des garrigues identifiée ainsi par un panneau sur les bords de l’autoroute aux abords de Nîmes, et les collines basses non encore envahies de pins d’Alep, sont les multiples exemples de ce « velours sombre » plus ou moins ras qui font de la forêt méditerranéenne une forêt à feuilles persistantes et très peu changeante sur le plan de la couleur, au contraire des forêts plus montagnardes.
Arbre véritable pouvant atteindre 10 mètres de haut, il ne reste plus que quelques beaux spécimens de taille respectable dans quelques domaines privés (et au Jardin Botanique de Montpellier évidemment), où ils ont pu échapper au feu et à la scie. Nous avons ainsi découvert juste au nord d’Assas un lambeau de chênaie verte pouvant donner une idée de ce que pouvait être la chênaie autrefois : immenses chênes verts suffisamment espacés pour laisser passer la lumière, et cortège d’arbustes très touffus en dessous, labyrinthe pour lapins et sangliers. Un spécimen particulièrement imposant se trouve dans les murs mêmes de la propriété, qui déploie ses branches tordues chacune de la taille d’un tronc normal : impression de sacralité des forêts antiques garantie (on s’attendrait à voir descendre un druide…) ! Mais c’est le plus souvent en taillis que l’on rencontre maintenant les chênes verts. Car comme tous les chênes, c’est un excellent bois de chauffe (le meilleur dit-on) et de charpente, et l’on en faisait aussi des manches d’outils : la chênaie verte qui recouvrait toute la zone méditerranéenne a donc été abondamment détruite à cause d’une occupation humaine intense (lesquels hommes avaient commencé par détruire la chênaie blanche). Les jeunes rejets sont nommés blaca, qui selon les lieux désignent soit l’arbre directement, soit un bouquet de plusieurs de ces arbres, sous lequel les troupeaux viennent chomer (chorrar en occitan) aux heures chaudes. Ailleurs en Cévennes, blaca peut désigner de jeunes rejets de châtaigniers ou dans l’arrière pays, le chêne blanc : le dictionnaire de bas-latin le confirme, blaca signifie plus généralement un baliveau. Ici ou là, le nom a donc pu se spécialiser sur telle ou telle espèce d’arbres. Ce nom collectif manquait visiblement à Marcel Pagnol pour décrire « son chêne vert à huit troncs » :
A l’entrée de l’un des ravins, se dressait une yeuse à sept ou huit troncs, disposés en cercle, et ses ramures d’un vert sombre surgissaient d’un ilôt de broussailles… (M. Pagnol)
Le collectif blaquièira (ou plus au nord blachièira) semble désigner plutôt une chênaie blanche, car toujours employé dans les zones de l’arrière-pays (pied du larzac, Larzac, Haute Provence) ou les toponymes dérivés abondent.
Pour agrandir les surfaces cultivables et les pâturages, l’homme a défriché (deseusinar, arracher les yeuses) la chênaie verte, qui a laissé sa place à la garrigue (garriga, autre nom occitan d’origine celte, faisant référence à ce « chêne des rochers »), association végétale recouvrant les sols rocheux, mais qui, quoique plus basse et souvent dépréciée dans les mentalités, n’en est pas moins riche sur le plan botanique. Garrigue et maquis (son équivalent sur sols siliceux) sont appelés maintenant du nom unique de matorral, nom d’origine espagnole signifiant « buisson » et par extension « étendue de buisson ». Il a pour équivalents catalan matollar et occitan matarrada « cépée de broussailles » : tous ces mots sont en effet formés sur mata, signifiant « touffe » (ici, plus spécialement de buisson).
Mais si le bois d’yeuse est intéressant, ses glands sont également utiles : donnés aux cochons, ils constituent l’une des meilleures nourritures, et ce d’autant qu’il en produit beaucoup. La charcuterie corse lui doit sa renommée : cette carn d’eusina comme le rappelle F. Mistral dans son dictionnaire, chair obtenue à partir des glandées de chêne vert, que les porcs corses élevés en liberté ont donc tout loisir de dévorer, est effectivement particulièrement savoureuse. Une sous-espèce d’yeuse, Quercus ilex ssp ballota, présente même des glands très doux qui ont été consommés par les humains.
L’écorce (la rusca) n’était pas moins intéressante : récoltée par les ruscaires, qui frappaient sur les troncs à l’aide de grosses masses, pour décoller des manchons d’écorce à la saison de la montée de la sève, elle était réduite en poudre, pour donner le tan employé pour tanner les cuirs. Ceux qui empilaient les motas de tan, les mottes de tan, faisaient un métier réputé dangereux, qu’ils n’exerçaient pas longtemps tant il leur détruisait la santé. Métier de parias, dans des odeurs pestilentielles, quel que soit d’ailleurs le pays.
Mais pour faire face à la demande, on ne se contentera plus de prélever l’écorce sur les bois taillis, on arrachera les arbres, pour récolter aussi l’écorce des racines (toujours plus riches en produits actifs) : la régénération de la chênaie verte était donc irrémédiablement stoppée, puisque les chênes ne pouvaient plus rejeter de souche.
Signalons enfin un dernier usage : les galles de l’yeuse donnaient une teinture vermillon (comme celles du kermès que nous évoquerons plus tard) mais de moins bonne qualité et donc réservée à des tissus grossiers (par exemple les pantalons de pêcheurs si l’on croit Frédéric Mistral qui décrit des braietas cremesinas tenchas en vermelhon d’eusina, des pantalons cramoisis teints en vermillon d’yeuse), et non à des étoffes de luxe, le rouge vermillon (du murex, du kermès, d’un coût très élévé) étant l’apanage des classes dirigeantes depuis la plus haute antiquité.
Étant donné son nom, François Dezeuze, écrivain du Clapas (surnom de la ville de Montpellier, pour ceux qui ne le sauraient pas, signifiant « gros rocher », d’où le titre de Clapassièr donné à ses habitants) et grand chroniqueur de la vie montpelliéraine du début du siècle, ne pouvait pas manquer de célébrer son arbre tutélaire. Fasciné par son double végétal, il leur a consacré tout un poème, Los euses de mon mas, et a intitulé d’autre part Brancas d’euses un recueil de poésies (contenant notamment une éblouissante ode à la garrigue). Il y dit toute sa passion pour cet arbre indigène :
E vejaicí lo rei, vejaicí l’euse ruste Et voici le roi, voici l’arbre rustique
L’aubre sant, garrut e robuste L’arbre saint, fort et robuste
Que rèsta siau per tant que tuste Qui reste impassible si fort que frappe
La pus sauvatja brefoniá. La plus sauvage des tempêtes ».
Et il poursuit :
Simbèl de nòstra antica raça Symbole de notre race antique
Que s’arrapa au sòu quant tot passa…, Qui s’accroche au sol quant tout passe.
où nous voyons donc la symbolisation de notre culture méditerranéenne par cet arbre têtu, « fort comme un chêne » évidemment, ne ployant pas dans la tempête, car eles au sòu nadau fortament arrapats/An tetat sa vigor dins ta tèrra sacrada, eux au sol natal fortement accrochés, ont tété leur vigueur dans ta terre sacrée, dit encore l’auteur en évoquant les arbres de son maset, et ne rêvant que de finir comme eux, c’est-à-dire « rester robuste tout en me faisant vieux ». C’est tout le malheur que l’on peut souhaiter à tout un chacun, qu’il soit Dezeuze/Deseuse/Deleuse/De l’euse…ou pas !
Josiane Ubaud