Les Jardiniers de Montpellier et la Grande Guerre

Avant-propos :

Afin de compléter la généalogie de certains membres de ma famille, j’ai été amené à consulter les annales de la Société d’Horticulture et d’Histoire Naturelle de l’Hérault (SHHNH) dont ils furent membres. Au cours de mes investigations, j’ai relevé le nom des Marger dans de nombreux articles rédigés pendant la période 1914/1918 et traitant d’un sujet qui me tient à cœur, celui de l’histoire des jardiniers. En ces années de commémoration du Centenaire de la guerre de 1914 / 1918 et pour honorer l’histoire de cette corporation, rédiger un article sur ce sujet m’a paru évident et ce ne sont certainement pas mes collègues tant généalogistes que membres de cette vénérable Société1 qui me contrediront. Donc acte.

La guerre de 1914-1918 a vu la mobilisation de près de 7,9 millions d’hommes dont 1,4 million seront tués et 4,3 millions blessés. C’est une population essentiellement rurale qui est entrée dans ce premier conflit mondial et la montée aux fronts de nombreux agriculteurs ne sera pas sans effets sur l’économie de notre pays. De plus, ceux qui sont restés, car trop âgés pour servir, ont malheureusement vu leurs chevaux ou leurs mules réquisitionnés et ils ont subi les effets de la pénurie d’engrais et d’outillage.

Le président du Conseil Viviani déclarait le 7 août 1914  «  Debout, femmes françaises, jeunes enfants, filles et fils de la patrie. Remplacez sur le champ de travail ceux qui sont sur le champ de la bataille. Préparez-vous à leur montrer, demain, la terre cultivée, les récoltes rentrées, les champs ensemencés ».

Dans le procès-verbal de la séance du 10 janvier 1915 de la SHHNH, le Président Jean Aymard, rappelle la possibilité d’utiliser plus largement la main-d’œuvre féminine en viticulture et horticulture. M. le docteur Planchon2 propose, lui, d’organiser une série de conférences pour enseigner aux femmes la pratique des principales opérations horticoles et viticoles. Il est rappelé qu’en 1860 c’est une certaine Mme Vve Martin qui obtint le premier prix de taille de la vigne.

Cette question fera l’objet d’un rapport lu par M. Perronne, secrétaire général, au cours de la séance extraordinaire du 17 janvier 1915 de la Société. Devant ses membres, il s’exprime en ces termes :

« … Et pourtant il faut que la terre reste productive ; il faut absolument que notre sol de France, objet de tant de grands sacrifices, continue à être bien cultivé. Comment trouver les bras nécessaires ? ».

1) L’appel à la main-d’œuvre féminine :

Depuis toujours de nombreuses femmes ont été employées dans l’agriculture. À l’instar de nombreuses épouses des maraîchers, ma grand-mère sarclait les planches3 avec sa picole4, ou éclaircissait manuellement les semis. Elle donnait régulièrement un coup de main pour la « cueillie » des légumes qu’elle lavait dans l’eau glacée de l’ancien poussieu5 dans une pile directement alimentée par le puits. Cette opération terminée, elle les nouait en bottes avec des tiges de joncs et les rangeait ensuite dans les baiards6. C’est à elle que revenait la tâche de lier les salades avec du raphia pour quelles restent blanches au cœur ou d’attacher les rames de haricots grimpants sue les cannes de Provence leur servant de tuteur. Le nourrissage de la volaille lui incombait également. En hiver elle préparait à leur intention un genre de pâtée de son avec de l’eau préalablement chauffée. Le cochon tué, c’est encore elle qui préparait avec ses brus la charcuterie. À la Toussaint, avec les autres femmes de la maisonnée, elle mettait la main à la pâte pour préparer les bouquets de chrysanthèmes destinées à la vente au cimetière et cultivées par mon grand-père dont c’était la spécialité. C’est encore elle qui préparait les repas, tricotait et cousait pour habiller son époux et ses quatre enfants.

Mais le discours tenu par l’orateur n’est pas exempt d’une certaine forme de misogynie, ce qui ne doit pas nous surprendre si nous le replaçons dans son contexte historique. S’il reconnaît que les femmes peuvent exécuter certains travaux agricoles essentiellement masculins (taille et greffe de la vigne, taille des arbres fruitiers, entretien d’un potager,) il croit utile de préciser tout de même :«  Il est bien évident qu’il ne s’agit pas de substituer aux vignerons et aux jardiniers, de mettre à la place des praticiens éclairés qui nous restent un personnel féminin forcément inférieur comme valeur professionnelle ».

Seulement deux jours après la séance extraordinaire du 17 janvier, dix-huit dames sont présentes à un cours de taille de la vigne. Le 24 janvier suivant, elles sont quinze à assister pendant deux bonnes heures à un cours d’horticulture donné par M. Aymard, responsable d’une ferme horticole.

Le 10 décembre 1916, M. Paul Hamelin, secrétaire général, demande à ce que la SHHNH étudie les moyens de récompenser les femmes s’adonnant à la culture. Nous relevons à ce titre 64 noms d’agricultrices7 s’étant distinguées dans les travaux de la terre au palmarès de la distribution des diplômes d’honneur décernés par ladite société (compte-rendu de la séance du 12 août 1917).

Une autre des conséquences de la baisse d’activité dans le maraîchage pendant la durée des hostilités est la diminution des revenus des baladeuses8 sur le marché. Ces dernières demandent donc une réduction de leur redevance. Le Conseil Municipal refuse, arguant du fait que cette décision pourrait créer un précédent avec le risque de voir d’autres corps de métier comme celui des étalagistes dans les halles réclamer les mêmes avantages.

Finalement il coupe la poire en deux en proposant aux herbières d’interrompre totalement leur commerce pendant les mois de février, mars et avril, où leur vente chute régulièrement, mais en ayant l’obligation de déposer leurs plaques. Un des conseillers demande même la suppression du permis de vente aux marchandes en retard sur leur redevance, observant que par exemple certaines revendent 0,60 F le kg de pomme de terre acheté 0,40 F9

En 1937, le regard des hommes sur le travail des femmes en agriculture a heureusement bien changé. Guillaume Janvier, Madelin et président de la Corporation des jardiniers leur a rendu un vibrant hommage : « … Pour le jardinier, Elle est le trésor de grâce et l’étoile lumineuse qui semble le guider à travers les vicissitudes de la vie. Levée dès la prime-aube, le travail ne lui manque pas, c’est le souci de la maison, ce sont les enfants, le marché, le travail du jardin, ne gardant que quelques heures pour son repos, elle trouve toujours de quoi satisfaire à son ardeur et à son énergie. La jardinière que dans nos épouses, dans nos mères et dans nos filles nous vénérons peut marquer sa place parmi les meilleures femmes françaises. »10.

2) Les Écoles de blessés :

Pierre Marger, de la classe 1890, cultivateur, est rappelé en 1915. Blessé le 01 février 1916, il est détaché aux travaux agricoles à Montpellier le 21 juillet 1917.

Livret_militaire_Pierre_Marger-source_AD_34_R_1043. Cliquez pour agrandir.

 

La question de la réinsertion dans la vie civile des blessés de guerre s’est posée dès le début de la guerre. En attendant que le Parlement fixe leur sort, Édouard Herriot, homme d’État français, membre du parti radical et maire de Lyon, pose la question en ces termes dans un article paru dans « Le Journal » du 23 novembre 1914 :

« Depuis quatre mois que dure la tuile, les hôpitaux ont évacué et renvoyé en diverses directions des soldats amputés. Que vont-ils devenir, je vous le demande, ces jeunes hommes dont quelques- uns ont à peine dépassé la vingtième année ? ». S’inspirant de l’exemple de la ville de Charleroi qui a créé une école d’apprentissage pour estropiés et accidentés du travail, il propose que « La ville de Lyon, destinée, semble-t-il, à ce rôle par l’importance de ses ressources scientifiques et industrielles s’offre volontiers à réaliser, sans retard, la première école des blessés » .

Dans l’Hérault, par délibération dans sa séance du 26 juillet 1915, le Conseil Municipal accorde donc une subvention de 5 000 F pour subvenir aux besoins exprimés par la commission administrative des Hospices en vue de la création d’une École professionnelle des blessés de l’Hérault rattachée au Centre de Rééducation fonctionnelle déjà existant.

Le 9 avril 1916, le président Jean Aymard signale que le ministre de l’Agriculture se préoccupe de remédier à la pénurie de main-d’œuvre agricole et que les dispositions arrêtées à ce sujet sont les suivantes : emploi aussi large que possible des ouvriers étrangers ; permissions agricoles aux cultivateurs mobilisés ; enfin mise à la disposition des cultivateurs des prisonniers de guerre.

Dans la séance du 9 juillet 1916, Mlle Castan et M. Hamelin demandent que la SHHNH s’intéresse à l’emploi des mutilés de guerre pour les travaux des jardins, des essais ayant démontré qu’au moyen d’appareils spéciaux, très simples, nos glorieux mutilés pouvaient être aptes à la plupart des travaux de la terre. Il est donc décidé qu’une séance de démonstration spéciale sera demandée au Directeur de l’École professionnelle des blessés.

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Le rapport relatant cette visite nous apprend que la vingtaine de membres de la Société ont vu un jeune homme, élève de l’école, travailler avec aisance. Amputé d’une partie de l’avant-bras, il avait été appareillé d’une prothèse spéciale créée à l’école même : « Nous l’avons vu piocher, bêcher, manier la binette, le râteau, la pelle, charger, conduire et renverser une brouette, faucher et affûter sa faulx, pousser une tondeuse à gazon, se charger lui-même un pulvérisateur et sulfater, tailler à l’aide de ciseaux ». « Un autre brave, amputé des deux mains et appareillé, manœuvrait avec habileté pelle, binette ou râteau ».

À la fin de cette visite, l’éminent Professeur Flahault11 exprime le vœu que, dans les jardins publics, les squares et les écoles d’agriculture, quelques places de jardinier soient données, dès maintenant, à des mutilés de guerre.

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De nombreuses récompenses sont décernées aux lauréats du concours des jardins potagers militaires de la 16ᵉ région (1ᵉ 2ᵉ et 3ᵉ subdivision) en présence de la presse. Auparavant, le comité d’organisation de dits jardins ayant sollicité l’attribution d’un prix qui serait décerné par la ville de Montpellier, le Conseil des finances de la ville « estimant qu’il convient d’encourager une institution éminemment utile accorde une somme de 50 F destinée à l’acquisition d’un objet d’art qui serait offert au nom de la ville12 ».

Le compte-rendu de la distribution des récompenses remises aux lauréats du concours des jardins potagers militaires figure dans les annales de la Société13. Le président du Jury qui a seulement signé le palmarès se nommait Aymard et nous pouvons raisonnablement penser qu’il s’agit du président de la SHHNH, horticulteur déjà cité. Il est à noter que trois des soldats distingués sont des jardiniers de l’École professionnelle des blessés.

Plusieurs années après la fin de la guerre figure encore, au début des différents numéros des annales de la SHHNH, le Livre d’or de ses adhérents tombés au champ d’honneur. Y sont mentionnés, trois horticulteurs, deux jardiniers, un employé du Jardin des Plantes et un non jardinier.

Les jardiniers maraîchers contribuent de différentes manières à aider leurs contemporains. Début 1918, les Annales publient un article d’Auguste Marger donnant de nombreux conseils sur la culture du haricot car, écrit-il «  En ce moment de guerre, où nous devons demander à la terre le plus possible pour notre alimentation, il nous a paru utile de donner quelques renseignements sur la culture de ce légume sous notre climat14 ».

En guise de conclusion, je ne peux que vous inviter à lire une nouvelle fois Guillaume Janvier :

« Et lorsque la grande tourmente est venue, lorsque au soir du 2 août 1914, la Patrie a sonné le rappel, père, fils, frère, les jardiniers de Montpellier comme les autres sont partis, partis joyeux et confiants, et les vieux qui restaient, après avoir donné les enfants et les domestiques, ont donné à la réquisition les chevaux ou les mules et le matériel qu’on leur demandait.
Dans bien des jardins, les femmes seules ont manié l’outil.
Ce fut l’angoisse !
Les meilleurs parmi nous sont restés ; héros magnifiques de la Corporation des Jardiniers.
Ceux qui sont revenus ont repris le travail ininterrompu, et dans les jardins ont ouvert de nouveaux sillons ».

J.P. Marger

 

1- La Société d’Horticulture et d’Histoire Naturelle de l’Hérault (SHHNHN), a vu le jour en 1860.
2- Il s’agit de Louis Planchon, Professeur à l’École supérieure de Pharmacie de Montpellier, vice-président de la SHHNH, fils de Jules-Émile Planchon, vainqueur du phylloxera.
3- Plates-bandes.
4- Serfouette en occitan.
5- Porcherie en occitan.
6- Grandes corbeilles en châtaigner que les jardiniers-maraîchers utilisaient pour porter leurs légumes au marché. Certainement dérivé du mot baiard, civière.
7- Annales SHHNH, 1917, tome XLIX, p. 18.
8- Elles achètent les légumes aux maraîchers et les revendent sur la place. Synonyme : herbières.
9- AD 34 3 D 73.
10- Annales SHHNH, 1937, tome LXIX, p. 43.
11- Charles Flahault, (1852-1935) célèbre botaniste français, membre de l’Institut, nommé professeur à la faculté des sciences de Montpellier en 1881, fondateur de l’Institut de botanique de cette ville. Membre de la SHHNH dont il fut Président de 1920 à 1922.
12- AM Montpellier 3 D 73 (délibérations du Conseil Municipal).
13- Annales SHHNH, 1917, tome XLIX, p. 20.
14- Annales SHHNH, 1918, tome XLX, p. 42.

Le 8 mars 2018, au local de la SHHNH, Jean-Paul Marger a donné une conférence intitulée « Histoire d’une famille d’ortolans du Clapas ». Cette conférence sera redonnée le samedi 7 avril, à 18h, Salle de la Fabrique, MJC Boby Lapointe, Jacou-centre.

 

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