Méditation sur la coupe (et un peu sur la taille)

 

Dans l’acte de couper, à moins d’un tour de magie, l’irrémédiabilité de la séparation est acquise. On coupe pour séparer, enlever, raccourcir, nettoyer, et il n’y a pas de retour en arrière. Le passé est instantané, sans faille. Il nous semblerait donc nécessaire, en toute logique, de considérer l’acte sérieusement avant de l’entreprendre, si l’on ne veut pas le regretter. Après tout, le chirurgien, le coiffeur et le couturier n’auraient aucun futur professionnel s’ils ne considéraient la coupe avec une très grande prudence.

Dans l’acte de couper, il y a aussi une expression magistrale de puissance, de contrôle absolu, d’affirmation d’un pouvoir dominant sur la réalité. Nous connaissons tous la punition contre le vol en Arabie Saoudite, où une main est coupée en guise de réparation… Mais la taille des végétaux, dans toutes ses diversités, est le parfait symbole de cette maîtrise de l’humain sur la réalité sauvage de la nature et, par extension, sur le temps qui s’écoule. La coupe peut donc, si préméditée (au sens vrai du terme), être créatrice, bienfaitrice, même salvatrice ; malheureusement, commise par des mains insouciantes ou malveillantes, elle peut aussi représenter un grand danger pour les équilibres personnels et sociétaux.

Couper est un acte multiforme. Ciseaux, scalpel, scie, sécateurs, guillotine… il y a légion d’instruments et de façons de faire. Mais la marche à suivre est toujours la même : on observe, on analyse, on s’équipe, on agit, et une fois l’acte accompli, deux parties sont séparées.

On observe donc, et puis on agit, mais dans observation et analyse, il faudrait pouvoir entendre compréhension, et idéalement amour… En étudiant la trame du tissu, l’étendue de la nécrose, l’épaisseur du cheveu, la vigueur du rejet, le futur coupeur jauge les différentes options qui lui sont offertes et, dans l’acte final, exprime sa confiance quant au succès proche ou lointain de l’opération. Or une multitude de résultants d’actes de coupe peut être observée, quotidiennement, par tous, qui prouvent l’incompréhension des raisons d’abord et des conséquences ensuite, de l’acte en lui-même. Pour cela, un coup d’œil aux buissons de roses dans le jardin des voisins suffit. Plus grave, les arbres de nos rues, mutilés soit disant par nécessité. Il semblerait que tailler soit donc tout sauf un acte d’amour.

Peut-être faudrait-il commencer à observer d’abord, et interagir* après ? Car d’immenses progrès, très récents, ont bouleversé la dendrologie (la science des végétaux ligneux) et commencent à remettre en question, chez les élites intellectuelles, la taille du rosier des voisins, et de celle de l‘allée de platanes près d’ici. Nous savons maintenant, ou plutôt nous commençons tout juste à savoir, qu’un échange phénoménal d’informations (que seuls des êtres prescients peuvent exprimer) a lieu entre les plantes, à tous leurs niveaux (spatiaux, électro-acoustiques, chimiques et thermiques). La communication inter-plantes, l’entraide végétale, la fusion physique et fonctionnelle des racines, la prépondérance du mycorhize, la protection des sols, tout un monde spécifique aux plantes (qui nous concerne tellement, et si peu) s’ouvre devant nos yeux ébahis, les yeux plaisamment avides des petits enfants émerveillés que nous devrions êtres…

La taille sur végétaux, jusqu’à maintenant, consistait à leur enlever feuilles, branches, bourgeons, fleurs, racines et parties indésirables afin d’accroître leur utilité (même quand l’utile se trouve dans l’abstrait, comme avec les bonsaïs). Les récents bonds en avant dans notre connaissance des arbres remettent certainement en question notre besoin de tailler, une envie de couper toujours plus, qui nous vient, à n’en pas douter, d’un besoin semblable à celui qui a fait tripler la taille de nos hamburgers depuis les années 50… Avec le progrès technologique (nacelles, outils pneumatiques et électriques, sondes de diagnostic), qui nous permet déjà d’exécuter une taille immensément plus précise et tellement plus raisonnée, il se pourrait, très bientôt, que nos sociétés commencent à considérer la taille comme un médium nous permettant d’aider, de soigner, de consoler, d’aimer tout simplement, les plantes. Un juste retour sur leur générosité envers nous, dont elles font preuve saison après saison.

 

Point de coupe juste en dehors du bourrelet de rejuvénation d’une fourche (taille d’un olivier pour élever sa couronne 11/2017). © J. P. Marger

 

Au Jardin de la Reine*, ce petit joyau qui brille de mille feux, nous essayons, en toute modestie, d’interagir avec la flore. Pour l’instant les outils pétaradants et fumants n’y ont pas place. « Tailler » est exploré, médité, contesté, souvent reporté. En plus, le récent épisode neigeux a fait des dégâts dans notre forêt, installant partout des trous de lumière, « taillés » pour nous par les phénomènes atmosphériques. Autant dire qu’on en a profité pour replanter, « taillant » bien sûr au passage les racines (et les feuillages si nécessaire) des plantes dépotées avant de les nicher, plantes qui un jour auront besoin, selon nous, d’être « taillées » à nouveau…

Repousse de deux ans après une taille sévère d’un olivier pour affiner la couronne : vigoureux tire-sève à droite et sélection des jeunes rejets à gauche. © J. P. Marger

Maintenant, bien sûr, cet essai étant introduit comme une méditation « un peu sur la taille », vous demandez « Comment taille-t’on ? »…  Je suis convaincu que la meilleure façon d’apprendre quelque chose (et a fortiori une technique manuelle) est de commencer par l’ultra-simple. Il vous suffit, à mon avis, de connaître deux règles d’or. Une (une loi plus qu’une règle) que les jardiniers professionnels (malheureusement si rares) ne veulent pas que vous connaissiez, et une qui s’applique à tous les exercices de taille (pratiquez-la sur un buisson, un petit arbre…).

Règle 1 : la loi des 5 minutes (que j’appelle La « bulle » des 5 minutes) : si vous sortez passer 5mn par jour à entretenir votre jardin, d’abord vous ne passerez jamais 5mn, mais 6, ou 10, ou 15 (ou seulement 3 mais ce n’est pas grave) ; ensuite, et surtout, au bout d’un an, vous aurez dépensé 365 fois 5mn à aimer vos plantes et votre jardin sera magnifique. Rien ne vous empêche donc de passer 5mn par jour à tailler un seul buisson… Si vous le faites bien (en appliquant la Règle 2) comprenez « 5mn d’un acte d’amour ».

Règle 2 : fermez vos yeux* puis, délicatement, suivez la tige de la branche que vous voulez couper avec vos doigts (de la main gauche si vous êtes droitier) ; remplacez vos doigts par les lames de vos sécateurs tenus dans l’autre main (toujours les yeux fermés et toujours délicatement), et descendez, en « sentant » à travers l’outil, jusqu’à ce que les lames soient bloquées par un obstacle (ne forcez pas). Ouvrez vos yeux. Là où votre outil s’est arrêté, il y a de fortes chances que ce soit juste au dessus de la fourche d’où sort (ou d’où sortira) un bourgeon, un rameau, une branche. Voilà votre point de coupe : parfaitement perpendiculaire à la tige que l’on coupe, juste (mais vraiment juste) au-dessus du point de repousse. Couper plus haut (comme beaucoup qui coupent à mi-chemin entre 2 points de pousse) est non seulement inutile, mais hideux (pour nous les pros) et compromettant pour la santé de la plante. Couper plus bas (dans la fourche) et entamer cette zone cruciale pour la régénérescence cellulaire est méchant, et brutal (maintenant que vous connaissez le truc, plus d’excuse). Vous pouvez remplacer les sécateurs par vos ongles, s’il ne s’agit que d’une feuille à enlever ; après tout, les plantes ont évolué au long des millions d’années avec les (dents des) animaux herbivores comme principaux « prédateurs » hors-sols.

Taille de nettoyage d’un abricotier. Huit heures de travail au sécateur pour couper des centaines de rameaux apicaux chargés de bourgeons et « brûlés » par la neige (04/2018). © J. P. Marger

Un détail primordial, une fois que vous savez tailler, et qu’il ne faut surtout pas négliger (cela représente 50% de votre efficacité) : achetez de bons sécateurs, et nettoyez, désinfectez, huilez, aiguisez, bref bichonnez-les (en appliquant la Règle 1 si vous voulez). Tel le chirurgien armé de son scalpel, vous pourrez ainsi couper cette pauvre plante en la blessant le moins possible…

Pour finir, un souhait que j’exprime dès qu’il s’agit de tailler (et Dieu sait que nous avons du travail au Jardin de la Reine) : que toute personne désirant imprimer sa trace sur le monde qui l’entoure puisse observer d’abord, et interagir après. Non pas observer et agir seulement, ou pire, agir sans même seulement observer.

Je laisse à Charles Flahault, cet illustre botaniste, le soin de conclure : «…on confie souvent à n’importe qui le soin de planter des arbres et à des équarrisseurs le soin de les tailler. »

Bertrand Maurer, tailleur professionnel. 18 avril 2018

Association Sauvons le Jardin de la Reine et le Bâtiment de l’Intendance

*agir sur quelque chose ou quelqu’un qui agit aussi en sens inverse.
*Le Jardin de la Reine (créé vers 1600) est une partie historique du Jardin des Plantes ; l’association citoyenne Sauvons le jardin de la Reine et le Bâtiment de l’Intendance, en convention avec la ville de Montpellier, en assure la gestion, la remise en état et l’animation. Site : https://sauvonslejardindelareine.wordpress.com
*pourquoi fermer les yeux me direz-vous ? D’abord parce que si vous étiez aveugle, vous voudriez aussi apprendre à tailler ; mais surtout, parce qu’en tant qu’aveugle vous tailleriez avec tellement plus de précision et délicatesse ! Les plus grands ennemis des plantes sont nos yeux… !

 

 

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