Le dernier des chênes dont nous parlerons, toujours sur un plan ethnobotanqiue, est le chêne liège. Mais il est absent du Languedoc (sauf très rares sujets isolés) car il a d’une part horreur du calcaire, et d’autre part besoin d’une plus grande chaleur que les autres chênes vus jusqu’à présent. On le trouve donc sur les terrains siliceux de Catalogne, et dans les Maures et l’Estérel en Provence. Ses noms occitans sont siurièr en languedocien et suvrier en provençal, dérivés du nom latin suber (liège), qui définit le nom d’espèce Quercus suber. Une « subéraie » se dit donc en occitan une siureda, ou une suvriera. Mais les toponymes sont bien sûr plus rares que ceux dérivés des autres chênes, et comme anthroponymes, on ne connaît guère que Sube, nom de famille fréquent en Provence. En catalan, cet arbre s’appelle surer, et une forêt sureda, ce qui a donné le nom du village des Pyrénées orientales, Saint André de Sorrède (plus connu pour la fabrication de fouets en bois de micocoulier).
Si du côté des feuilles, il ressemble beaucoup au chêne vert, c’est évidemment son écorce profondément creusée qui est caractéristique. Elle est une excellente protection contre les incendies : la forêt de chênes lièges que l’on peut voir de l’autoroute en allant en Espagne a brûlée il y a quelques années, et les troncs pourtant calcinés sont repartis en faisant des bouquets de jeunes pousses tout le long des branches. En fait, cette écorce est composée de deux parties. La plus interne est dite écorce mère (rusca maire) qui produit le liège (siure/suve (liège), écorce qu’il ne faut pas abîmer lors de la récolte. La première écorce d’un arbre est dite mâle (rusca mascla) : c’est un liège de mauvaise qualité et qui ne servait qu’aux pêcheurs. Pour récolter du liège de bonne qualité, il faut enlever cette écorce mâle sur des sujets assez âgés, et attendre que l’écorce mère produise à nouveau du liège.
L’exploitation du liège se faisant exclusivement sur les territoires de langue d’oc, tous les termes du métier sont donc occitans et passés tels quels au français. Enlever l’écorce mâle pour pouvoir exploiter un arbre, c’est démascler un chêne (desmasclar), et celui qui fait cette opération est un démascleur (desmasclaire).
L’écorce primitive est coupée sur une hauteur de deux mètres environ, et les troncs présentent alors une couleur brun rouge très caractéristique sur toute la partie démasclée. L’écorce mère va donc produire à nouveau des tanins, donc une épaisseur de liège dit écorce femelle (rusca femèla) que l’on récolte environ tous les dix ans. Cette opération s’appelle le levage (levatge), et elle est faite par un leveur (levaire), avec un outil spécialisé. Les manchons d’écorce sont entassés au pied des arbres, et transportés par des camalos sur des camions (autrefois des charrettes à chevaux).
La forêt des Maures présente encore quelques arbres démasclés (le contraste rouge brun de la partie démasclée/gris blanc du reste de l’arbre est saisissant, la visite du massif en voiture est hautement recommandée !), mais l’exploitation du chêne liège n’est plus aussi prospère qu’autrefois, où elle a fait la fortune de nombreux bouchonniers : on peut voir ainsi comme témoins de cette activité économique, leurs superbes maisons bourgeoises à Collobrières, village de l’intérieur du Var. Quelques plaques de liège, directement issues du levage et présentant donc la forme incurvée du tronc, sont en vente dans les rues même du village, avec les châtaignes et produits dérivés, autre spécialité du coin. Les bouchonniers catalans ont eu eux aussi leurs heures de gloire : anciennes usines reconverties depuis à d’autres usages, belles demeures dans les villages (marquées de palmiers et de rosiers de Banks) sont les témoins silencieux d’une prospérité passée. Car ce sont maintenant l’Espagne et le Portugal les grands producteurs de liège. La forêt méditerranéenne gagnerait pourtant à ce que cette activité reprenne : entretenue, habitée par l’homme, elle subirait moins les ravages des incendies.
Le liège est connu depuis l’antiquité. Les Romains l’employaient pour faire des semelles de chaussures et les bouchons de leurs amphores. Ses propriétés isolantes tant thermiques que phoniques font qu’il est toujours utilisé (chaussures, casques coloniaux, isolation pour les vendeurs de glace avant le polystyrène !, isolation phonique) et il est aussi apprécié pour son aspect décoratif (papiers peints, plaques de liège, meubles en liège). Mais le produit dérivé le plus connu est bien sûr le bouchon (tap en occitan). Une enquête a montré que dans l’esprit des gens, un vin de qualité ne peut être bouché qu’avec du liège : le bouchon n’est donc pas prêt d’être détrôné par le plastique.
La qualité des bouchons dépend de la densité du liège. Ils sont taillés à l’emporte-pièce par une machine qui perce l’épaisseur de l’écorce de liège récoltée, et classés par qualités et formes. Ceux en liège dense (présentant donc peu de trous) sont bien sûr réservés aux vins haut de gamme. Un bouchon abîmé ou de moindre qualité est en effet inconcevable. Un jeu de langage existe d’ailleurs en provençal sur la qualité des bouchons : il consiste à dire très vite la phrase suivante tap tarat taparà pas, tap pas tarat taparà (qui signifie bouchon abîmé ne bouchera pas, bouchon pas abîmé bouchera), qui imite le roulement du tambour.
Un autre usage bien connu en régions maritimes était bien sûr celui des flotteurs de filet de pêche : mais là le plastique a supplanté le liège, car les pêcheurs étaient obligés de faire régulièrement bouillir leurs flotteurs pour leur redonner leurs propriétés. Le polystyrène est par contre insensible au sel et ne bouge pas. Les lignes de fond, dîtes palangrotes, sont par contre toujours enroulées sur des plaques de liège.
Nous en avons fini avec les chênes de nos régions. Il y a bien sûr d’autres espèces de chênes qui, comme le chêne blanc, perdent tous leurs feuilles : Quercus cerris (chêne chevelu, dont la cupule du gland est hérissée), Quercus petraea (ex Q. sessiliflora, chêne rouvre (garric, casse negre)), Quercus pyrenaica (ex Q. toza, chêne tauzin (tausin), plus atlantique), Quercus robur (ex Q. pedonculata, chêne pédonculé, dont le gland est donc pourvu d’un long pédoncule). Quelques espèces américaines sont aussi employées en reboisement ou en arbres d’alignement (parking de la Mosson à Montpellier par exemple) et deviennent très rouges à l’automne. Seule la zone méditerranéenne présente des chênes à feuilles persistantes : euse (chêne vert), avaus (chêne à kermès) et siurièr/suvrier (chêne liège) qui donnent donc cet aspect toujours vert à nos collines.
Josiane Ubaud