Troisième chêne caractéristique des espaces méditerranéens et bien rébarbatif celui-là :
Le chêne à kermès (chêne-kermès, kermès) /l‘avaus
Sur le plan du lexique, notons que l’arbuste se nomme « chêne à kermès » en toute logique (c’est-à-dire « le chêne à cochenille donnant le rouge »). Mais il est souvent raccourci en « chêne-kermès » (une garrigue couverte de chênes-kermès), et même en « kermès » tout court (couper des kermès, brûler des kermès), selon le phénomène bien connu de nommer le tout par la partie. On remarquera le flou de la norme puisque Le Petit Robert donne l’orthographe « chêne-kermès » avec tiret, à l’entrée kermès, mais « chêne kermès » sans tiret à l’entrée chêne.
Son nom latin botanique est Quercus coccifera, et semble faire l’unanimité des botanistes depuis longtemps : c’est bien le chêne « porteur de cochenilles ». Son nom occitan le plus répandu est avaus (prononcez [avaous], et [abaous] en languedocien), tant en Provence maritime qu’en Languedoc (où il existe aussi la variante avals, prononcé [abals]). Il se nomme agarrús en Provence intérieure, et un autre nom languedocien répandu est celui de garrolha [garrouillo], à cause de son usage que nous verrons plus loin. Garrús est aussi un des noms de Ilex aquifolium, « le grand houx », aussi épineux que lui. Et nous avons vu que le nom latin de l’yeuse est ilex : autant en botanique qu’en langue occitane, on tourne en rond entre « chêne » et « houx »…
Comme les autres chênes, il a bien sûr donné de nombreux toponymes, parfois méconnaissables au premier coup d’oeil : Les Abaus, Les Sabalses, La Garouille, Garouilles. L’exemple Les Sabalses est caractéristique de ce que l’on appelle une mécoupure : le s de l’article pluriel a été agglutiné par erreur au nom de l’arbuste. Le nom correct aurait du être Les Abalses (de l’occitan Los Avalses, prononcé donc [louz’ abalses]). L’avaus est donc ce petit chêne bas de la garrigue qui vous griffe les mollets, et qui fait tant crier les enfants quand on « bartassège », entend-on dire couramment pour signifier que l’on coupe à travers les buissons. Ses feuilles vertes sur les deux faces (et non grises en dessous comme le chêne vert, qui se déguise parfois en kermès, on le constate souvent en sortie botanique), sont coriaces et pourvues de piquants :elles sont le témoignage de son adaptation à la sècheresse. Max Rouquette raconte la promenade d’un moine à la recherche de plantes médicinales dans les collines et qui « bartassège »: « las pèiras li rodavan jos lo pè, e mai d’un còp, se n’anèt d’esquina volar dins una mata d’ars o d’abausses que sa rauba ne foguèt estripada e que la sang li veniá d’en pertot, les pierres lui roulaient sous les pieds, et plus d’une fois, il alla voler sur le dos dans une touffe de paliure ou de kermès, si bien que sa robe en fut déchirée et que le sang lui venait de partout ».
Même ses glands ont la cupule hérissée, et ils sont tellement amers qu’ils ne sont même pas consommés par les troupeaux. Tellement griffu ce kermès, que cet aspect revêche sert à qualifier chez les humains quelques traits tout aussi piquants : una barba d’avaus n’appelle pas le baiser sur la joue, et quelqu’un d’agradiu coma un avaus, agréable comme un kermès, n’est pas d’un commerce agréable.
Max Rouquette nous décrit un vieillard : « sa cara… tota espinhosa de barba dura. Somiava a las fuòlhas d’abauces, cada còp que lo potonejava, son visage,… tout hérissé d’une barbe dure. Il songeait aux feuilles de kermès, chaque fois qu’il l’embrassait. » Où l’on voit l’influence directe de la nature méditerranéenne dans une civilisation qui s’en inspire largement pour forger des images utilisées au quotidien.
C’est lui qui occupe les sols rocheux, lorsque la forêt a disparu, laissant sa place à une garrigue (garriga) épineuse, qui recouvre les calcaires d’une végétation trouée dite « en peau de léopard ». Sur sols plus argileux, ce sont d’autres arbustes qui constituent la garrigue, et l’on a donc des garrigues à romarins et argelàs (Genista scorpius ou Ulex parviflorus), des garrigues à cistes. Si les hommes n’avaient pas tant arraché le kermès et brûlé leurs espaces, il pourrait constituer des taillis bien plus hauts : un très beau spécimen fort vieux est ainsi visible au Jardin des Plantes de Montpellier,et l’on peut encore en rencontrer ici ou là sur des terrains miraculeusement épargnés par le feu, qui dépassent largement la taille d’un homme (bois de Montmaur à Montpellier par exemple). Ces étendues de kermès sont nommées en occitan avaussada, avaussièida, avaussièr, avaussièira et ont donné de nombreux toponymes difficilement reconnaissables au premier abord, pour qui ne connaît pas l’occitan, car ils ont souvent été travestis dans la transcription française : Les Baussarèdes, La Valsière, Balsière, Les Abalsèdes, L’Avalsié. Comme on l’a vu plus haut, il y a encore mécoupure et La Valsière est en fait L’Avalsière : la mauvaise transcription des noms fait perdre le lien avec le sens originel, encore est-elle ici peu grave (nous connaissons bien d’autres exemples complètement ridicules).
Tout rébarbatif soit-il, ce petit chêne a cependant eu un double usage. En plus d’arbustes alimentant les fours comme beaucoup d’autres, c’est son écorce, nommée garrolha en occitan, qui était intéressante : très riche en tanins, elle était donc récoltée par les garrolhaires pour l’industrie des cuirs.
Mais comme pour le chêne vert, elle est encore meilleure dans les racines : il a donc été arraché, ce qui lui lève la possibilité de rejeter de souche, donc de régénération. Par glissement de sens, garrolha (qui nomme aussi plus généralement les surgeons de chênes) finit par désigner l’arbuste lui-même, dans tout l’ouest de l’Hérault et l’Aude. L’autre usage bien connu, qui lui vaut son nom latin de coccifera, « le porteur de cochenille », est la récolte du vermèu, vermet, vermelhon, vermelhada, grana, graneta (selon les lieux), qui donnait une couleur rouge très recherchée. Toutes les appellations (comme le français vermillon) viennent de verme = ver, façon générique de nommer autrefois les petites bêtes non identifiées, tandis que grana, graneta, renvoient à la forme sphérique du parasite. Le nom de kermès est par contre d’origine arabe (al qirmiz) qui a donné d’un autre côté les adjectifs carmin et cramoisi (carmesin en occitan) : beaucoup de cochenilles ont donné en effet des colorants rouges, et sont donc liées par le lexique à toutes les nuances de cette couleur. Si le chêne à kermès porte plusieurs espèces de cochenilles, une seule (kermes illicis) donne cette spendide couleur rouge si recherchée. Elle se présente sous la forme d’une « graine » recouverte de poussière grise, située au pied des rameaux, et nous n’en avions jamais vu jusqu’à présent. C’est en défrichant les kermès sur le terrain de notre cabanon marseillais, que, nous retrouvant la main ensanglantée sans pour autant nous être coupée avec le sécateur, nous avons eu l’agréable surprise d’en voir pour la première fois (mai 2002, car c’est en mai que l’on récolte effectivement cette cochenille).
Dominique Cardon, chercheuse au CNRS sur les plantes tinctoriales et experte en tissus anciens, nous a confirmé la réapparition du kermès loin de toutes surfaces cultivées, les produits pour traiter les vignes (souvent enclavées chez nous en zone de grarrigues), ayant fait beaucoup de tort à ces cochenilles.
Au premier plan, galles de cochenilles des teinturiers, au second plan autres cochenilles. On ne les confondra pas avec les autres petites « boules » rouges très fréquentes sur les feuilles de kermès, qui sont le résultat de l’attaque d’un autre parasite, ni avec les « graines » noires, ressemblant à un gros grain de poivre (voir photo), elles aussi situées sur la tige, qui sont une autre variété de cochenille pouvant parasiter l’arbuste.
Ces cochenilles étaient récoltées par les femmes et les enfants (qui se laissaient pousser les ongles à cet effet), au mois de mai. Un témoignage provençal pour la Crau, mis en poème par Marius Girard, montre bien que c’était une activité de familles modestes, voire pauvres, à qui on octroyait ce droit de récolte :
« Vuei se lou baile lou permèt « Aujourd’hui si le maître le permet,
Anaren querre de vermet. Nous irons chercher des kermès.
(…)
Dedins vòsti faudo, Dans vos tabliers,
Fiho dóu campas, Filles de la campagne,
Bèn vite acampas Bien vite cueillez
La graneto caudo. La petite graine chaude. »
Chaque femme pouvait récolter un demi kilo de kermès par jour. Mises à macérer dans du vinaigre blanc, ces cochenilles donnaient un colorant rouge très profond, mais très cher, compte tenu de la quantité nécessaire de cochenilles pour teinter les draps de laine. Les célèbres draps rouges de Montpellier, teints au kermès, constituaient ainsi des présents de choix pour les hôtes de marque au Moyen-Âge, car le rouge était depuis toujours la marque du pouvoir. Dans les temps antiques, la pourpre du murex, toute aussi coûteuse, était aussi de ce fait réservée aux dignitaires grecs. De là sans doute l’association du rouge et du pouvoir, pour des raisons économiques au départ, qui se lit dans les expressions comme « pourpre cardinalice », « tapis rouge », ou « ruban rouge ». Car les couleurs ont toujours obéi à un code social et symbolique (et non esthétique).
Mais la récolte du kermès s’est arrêtée (au XVIII ème) lorsqu’il a été remplacé par la cochenille du nopal, un cactus d’Amérique cultivé à cet effet au Mexique dans des nopaleries (du genre Opuntia, dont on connait chez nous une espèce sous le nom de Figuier de Barbarie), et qui donnait un rouge aussi profond mais surtout à moindre prix. La concurrence à l’échelle planétaire existe depuis longtemps…
Et pour terminer sur une note mycologique comme la dernière fois, n’oublions pas que c’est à la lisière des chênes à kermès que l’on trouve les succulents lactaires délicieux en plaines languedociennes ou provençales. Ils sont eux aussi rouges comme le kermès, ce qui leur vaut leurs noms de sanguin en Provence, passé au français « sanguin », ou de rovilhon en Languedoc (couleur de rovilha, la rouille), prononcé systématiquement dans sa forme plurielle en français « rouvilhous ».
Josiane Ubaud